Alessandra Giudiceandrea est cheffe de mission de MSF en République Démocratique du Congo (RDC). Elle a passé plusieurs semaines dans les provinces du Mai-Ndombe et de Kwilu à la suite de l’explosion de violences qu’ont connu ces territoires depuis le mois d’août. Elle témoigne ici du choc ressenti face à la situation sur place, de sa frustration face à la lenteur de l’aide et de ses craintes face à une résolution de crise jusqu’ici essentiellement sécuritaire.
« Ce qu’il se passe dans le Mai-Ndombe et le Kwilu, personne ne l’a vu venir. Nous y compris. Nous avons été pris de court par l’ampleur et l’intensité des violences : tueries, maisons incendiées, déplacements de milliers de personnes… Au moins 180 personnes ont été tuées dans ces violences selon les autorités. Un bilan probablement très partiel. Comment on en est arrivés là ? »
Un conflit foncier, sur fond de tensions anciennes ancrées dans des problématiques coutumières et administratives, a mis le feu aux poudres dans une zone où vivent de nombreuses communautés. Ce qui a débuté par des incidents localisés s’est progressivement mué en des actes indiscriminés de violence. Après quelques jours de présence dans le territoire de Kwamouth - où les violences ont débuté -, nous avons pu voir comment une logique de vengeance s’est installée, avec des attaques et des représailles de toutes parts, débordant le seul territoire de Kwamouth. Les discours de haine ont explosé ; le voisin d’hier est devenu « l’ennemi ».
En tant qu’humanitaires, notre rôle n’est pas de juger ces actes. Il est de limiter les conséquences dramatiques de ces violences pour les populations. Sur la route nationale 17 menant à Bandundu, nous sommes passés à côté de villages entiers qui venaient d’être brûlés. Nous avons vu des habitants massacrés, des corps mutilés. Nous avons pu constater que ni les femmes, ni les enfants n’avaient été épargnés lors de ces attaques. Malgré une longue expérience avec MSF, je peux dire qu’on ne s’habitue jamais à un tel degré de violences.
Des témoignages bouleversants
Un de nos patients nous a dit avoir reconnu son voisin lors de l’attaque de son village. Pour protéger sa femme, il s’était vu obligé de le tuer. Des enfants, aujourd’hui orphelins, nous ont raconté avoir vu leurs parents se faire tuer. Dans la panique générale suivant les attaques, les familles se dispersent et restent parfois sans nouvelle de leurs proches des semaines durant, sans savoir s’ils sont morts ou vivants. La violence, l’angoisse, la culpabilité. Ces événements laissent des traumatismes durables.
Aux attaques se succèdent régulièrement des pillages. Ceux qui ont réussi à prendre la fuite ont pour la plupart tout perdu. Aujourd’hui, outre les sites de déplacés répertoriés dans certains centres urbains, comme Bandundu, près de deux tiers des personnes déplacées se trouvent encore éparpillées dans les villages aux frontières des provinces de Kwilu et de Kwango, parfois à plusieurs heures de marche de chez elles. Une partie d’entre elles a pu bénéficier de la solidarité des familles d’accueil, qui partagent le peu qu’elles possèdent. D’autres ont trouvé refuge dans la forêt et n’osent pas en sortir. Toutes ont besoin d’appui.
Agir vite et faire la différence
MSF a été la première organisation humanitaire à déployer des équipes sur le terrain à la fin du mois d’août. En quelques semaines, nous avons pu organiser des centaines de consultations médicales. Par bateau ou par véhicule, nous avons transporté vers Kinshasa une vingtaine de patients dans un état grave. Certains patients souffraient des blessures infectées qui dataient de plusieurs semaines car ils n’osaient pas aller chercher des soins. Pour nos équipes, atteindre ces patients signifiait souvent de faire 4 à 5 heures de bateau pour récupérer une ou deux personnes. Un travail de fourmi, épuisant pour les équipes. Mais un appui vital.
A cours de cette intervention d’urgence, nous passons notre temps à nous questionner : est-ce qu’on en fait assez ? est-ce qu’on le fait bien ?
Au-delà de notre réponse médicale, témoigner est une autre façon de faire la différence pour les personnes qui en ont besoin. C’est ce que nous tentons de faire depuis deux mois en vue de mobiliser d’autres acteurs humanitaires et de protection pour qu’une réponse adéquate soit apportée à cette crise, située à quelques heures à peine de Kinshasa.
Deux mois après, un désert humanitaire
Malheureusement, les appels que nous avons lancé dès le début à accroître la réponse humanitaire n’ont pas été entendus. « Pas assez de besoins ». « Pas assez de moyens ». « Trop d’insécurité ». Ici aussi, comme dans tant d’autres zones oubliées de la RDC, le travail de mobilisation est éreintant. Frustrant.
Les affrontements sont devenus moins fréquents ces dernières semaines mais plus éparpillés aussi. Ils s’étendent à présent sur un large territoire au nord de Kinshasa, entre le fleuve Congo et la rivière Kwilu, ce qui rend très compliqué d’intervenir partout à la fois. Dans les villages non-attaqués, les habitants continuent de vivre dans la crainte.
Aujourd’hui, malgré les efforts déployés, la situation reste très imprévisible. L’absence d’attaques ne veut pas dire que tout est sous contrôle, que la vie est revenue à la normale. Les tensions et les discours de haine sont encore bien présents.
Aujourd’hui, malgré les efforts déployés, la situation reste très imprévisible. L’absence d’attaques ne veut pas dire que tout est sous contrôle, que la vie est revenue à la normale. Les tensions et les discours de haine sont encore bien présents.
Tout le tissu social et communautaire est à reconstruire, et les acteurs de protection ont donc un rôle crucial à jouer : pour instaurer un dialogue, pour sensibiliser à la protection des civils, pour assurer la prise en charge des enfants orphelins, entre autres.
Dans ces conditions, une approche uniquement sécuritaire de la réponse ne nous apparaît pas, en tant qu’humanitaires, comme une solution viable. Nous ne le voyons que trop bien dans d’autres territoires du pays en proie aux violences. Trop souvent, cela met en péril la fourniture d’une assistance humanitaire rapide, impartiale, neutre et indépendante là où elle est nécessaire.
Combien de temps le Mai-Ndombe restera-t-il encore un désert humanitaire ? Plus de deux mois après le début des violences, cette situation pose des sérieuses questions sur le fonctionnement du système humanitaire en RDC et sa capacité de réponse face à la multitude de crises simultanées qui touchent le pays. Des questions qui, elles aussi, méritent des réponses urgentes. »