Guerre. Troubles civils. Persécution. Misère extrême. Commerce saisonnier. Les êtres humains peuvent quitter leurs maisons pour plusieurs raisons, mais avec des objectifs communs: une vie plus sûre et/ou meilleure. Des milliers de personnes transitent par la région d'Agadez en cours de route: directement de leur endroits d'origine, expulsées d'Algérie, revenant de Libye ou se déplaçant à l'intérieur du Niger.
Entre janvier et octobre 2019, les flux migratoires enregistrés dans le pays ont doublé par rapport à la même période de l'année dernière: de 266 590 à plus de 540 000 (OIM). Le nombre de morts au cours de ces parcours reste cependant inconnu. L'organisation internationale Médecins Sans Frontières (MSF) gère un projet sur les principales routes migratoires de la région depuis août 2018, fournissant une assistance médicale et humanitaire aux femmes, hommes et enfants dans le besoin: des articles de première nécessité aux soins de santé, appui psychosocial, évacuations d’urgence ainsi que recherche et sauvetage de migrants perdus ou abandonnés dans le désert.
Flux migratoire: nombre de personnes ayant traversé le Niger entre janvier et octobre (source: OIM)
266,590
266,59
540,000
540,
« IlsIntégrants des forces de sécurité algériennes m'ont juste emmené sur la route; je n'ai que les vêtements que je porte. J'ai passé cinq jours en prison. Ils ne se soucient pas; ils ne veulent pas connaître votre état. Ils nous ont refoulés, ils nous ont mis dans des camions où on porte du sable. C’est là où ils nous ont mis et on dormait là. Ils roulaient n'importe comment. Ils nous lançaient la nourriture de travers, sans savoir s'il y a des bébés dans la voiture, s'il y a des femmes enceintes… Ils s'en foutent. Et puis ils vous jettent dans le désert. Vous marchez, vous marchez, plus de 20 kilomètres. Ce n'est vraiment pas facile avec une grossesse de sept mois. Vraiment j'ai vécu l'enfer. »
C'est ainsi que Sandrine*, une camerounaise de 19 ans, a décrit son expulsion de l’Algérie vers le Niger en juillet dernier.
Son histoire n'est pas un cas unique. Les témoignages recueillis par MSF dans la région d'Agadez confirment que les réfugiés, les demandeurs d'asile et les migrants subissent des épreuves terribles pendant leurs voyages, soit en allant vers le nord, soit avant d’être expulsés de l’Algérie ou en retournant de la Libye: de la violence à la négligence, aux abus, à l'exploitation ou à la mort. De plus, une fois dans le pays certains se retrouvent avec des options limitées et souvent dangereuses pour gagner leur vie et continuer leur voyage.
J'ai passé cinq jours en prison. Ils ne se soucient pas; ils ne veulent pas connaître votre état... Et puis ils vous jettent dans le désert. Vous marchez, vous marchez, plus de 20 kilomètres.Sandrine*, une camerounaise de 19 ans
Expulsés de l’Algérie, déposés au milieu de nulle part
Cinq cent personnes sont refoulées de l’Algérie vers le Niger chaque semaine, en moyenne. Plus de 25 000<a href="https://www.ecre.org/algeria-deports-25000-migrants-to-niger/">https://www.ecre.org/algeria-deports-25000-migrants-to-niger/</a> ont été déportés en 2018, et la tendance à la hausse semble se poursuivre, avec plus de 23 800Source : MSF pour les déportés de force, et OIM pour les convoies officiels expulsés de janvier à octobre 2019 (la moitié d’entre eux, de force):
Les personnes expulsées peuvent rencontrer les conditions suivantes:
- A pied, sans rien outre que leurs vêtements, épuisés et désorientés. Les migrants, les réfugiés et les demandeurs d'asile sont généralement pris des rues en Algérie et placés dans des centres de détention sans garanties minimales en termes de conditions de vie ni de protection. Ils sont ensuite déposés au ‘Point Zero’, d'où ils doivent marcher environ 15 km pour atteindre le village d'Assamaka, au Niger. Parallèlement, les nigériens qui décident de rentrer volontairement sont transportés dans le pays en convois officiels.
- Violence et mauvais traitements. Des dizaines de personnes expulsées d'Algérie auraient été victimes de violences tout au long de leur processus d'expulsion – avec des cas de mauvais traitements et de viol. Cela peut représenter une petite fraction du nombre total de personnes qui sont expulsées sur une base hebdomadaire, avec le chiffre réel susceptible d'être beaucoup plus élevé car nos équipes ne peuvent recueillir les témoignages de certaines personnes en raison de contraintes de temps et d'accès.
- Un « aller-retour » inhumain a lieu, entre autres, avec les syriens et les yéménites. La plupart de personnes expulsées de l’Algérie tentent de rentrer dans ce pays en moins de 24 heures, via des transporteurs opérant dans la zone. D'autres sont renvoyés de force en Algérie par les autorités nigériennes: c'est le cas de certains syriens, bangladais et yéménites, par exemple. Cela s’est produit plusieurs fois depuis le début de l'année, avec des allers-retours substantiels, ce qui soulève de l’inquiétude sur des éventuelles violations du droit international des réfugiés, certains d'entre eux étant des demandeurs d'asile.
Retour des épreuves terribles en Libye
La Libye continue d'être ravagée par la guerre, les détentions arbitraires, la torture, les viols, l'exploitation sexuelle et d'autres violations des droits de l'homme. Parmi ceux qui ne sont pas dans des prisons ou victimes de la traite des êtres humains, beaucoup s'efforcent de quitter le pays.
Certains tentent leur chemin à travers la Méditerranée, tandis que d'autres risquent leur vie en allant vers le sud via le Niger. Les équipes MSF dans la région d'Agadez ont rencontré un bon nombre de ces survivants qui étaient soit perdus ou abandonnés dans le désert du Ténéré soit en recherche de soins dans les structures médicales que nous soutenons. Ce fut le cas des femmes suivantes:
Mary*, du Nigéria, s'est vue proposer de se rendre en Italie pour travailler comme coiffeuse. Elle avait suivi une formation dans ce domaine et « les choses étaient difficiles à la maison », donc elle a accepté. Toutefois, le trafiquant n'a jamais tenu sa promesse; au lieu de cela, il l'a retenue avec d'autres femmes en Libye, et il les a forcées à se livrer à la prostitution.
La maison dans laquelle ils nous gardaient était comme une cage. Nous sortions à peine.Mary*, du Nigéria
« Quand nous allions en Libye, il était gentil. Mais quand nous y sommes arrivés, les choses ont changé. » Mary disait. «J'ai commencé à voir qu'ils prenaient des garçons innocents, puis ils les menaçaient pour qu’ils appellent leurs parents au Nigéria pour leur demander d'envoyer de l'argent. Ils les battaient pour ça. »
Listen to Mary describe fleeing from Libya
De même, Rose* a été amenée et exploitée en Libye en pensant qu'elle allait ailleurs. Elle dit avoir été détenue dans un immeuble avec une trentaine d'autres femmes, dont certaines « très, très jeunes ». Toutes auraient été victimes d'abus et d'exploitation par des trafiquants d'êtres humains.
« Je suis allée en enfer dans cette maison. Si je n'avais pas de relations sexuelles, ils me battraient à mort. Un jour, il m'a tellement battu que ma main était enflée et cassée. Je pleurais toute seule. »
Le harcèlement, c'est trop. Les coups sont trop. L'insulte c’est trop.Rose*, a été amenée et exploitée en Libye
Listen to Rose as she describes fleeing from Libya
Si vous étiez malade, vous devriez payer 80 dinars [environ 50 euros] pour les soins de santé, a-t-elle indiqué. De plus, l'endroit était dans de très mauvaises conditions d'hygiène.
Les deux femmes sont actuellement au Niger. Ils ont déclaré avoir réussi à échapper à leurs trafiquants à travers des hommes qui ont aidé à payer leur « liberté », puis elles se sont rendues au Niger par des transporteurs. Nos équipes les ont rencontrées dans un établissement de santé où elles sont allées pour recevoir de l’aide médicale. MSF les a mis en relation avec des agences de protection spécialisées, car leur expérience passée et leurs moyens limités pour couvrir leurs besoins vitaux exacerbent leurs vulnérabilités et peuvent compromettre leur sécurité.
Une journée à Agadez avec les équipes de MSF
Nous fournissons une assistance aux populations en mouvement et aux groupes vulnérables des communautés d'accueil depuis août 2018, dans les installations médicales existantes à Arlit, Tabelot, Séguédine et Aney, où jusqu’à un 41 % des bénéficiaires de nos services en octobre étaient des personnes en mouvement ; par le biais de cliniques mobiles dans des lieux de transit tels que Dirkou, Fasso, Amzigan, Lataye, Guidan Daka, Kori Kantana et La Dune, où la majorité de nos patients sont des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile ; et dans certains « ghettos » et « maisons closes » [où les gens se livrent à la prostitution] à Dirkou. En outre, les équipes de MSF identifient et réfèrent ceux qui ont besoin d'être assistés par des organisations spécialisées dans la protection.
Nos équipes proposent:
- Assistance médicale et humanitaire de base à Assamaka. De janvier à octobre 2019, les équipes MSF ont distribué de l'eau, des biscuits énergétiques et des articles essentiels tels que des kits d’hygiène ou des couvertures à près de 7 000 personnes expulsées d'Algérie. Nous avons également construit des douches et des latrines dans la zone. Par ailleurs, nous effectuons des contrôles rapides pour identifier et orienter les personnes qui ont besoin d'une assistance médicale d’urgence, et nous fournissons un soutien en matière de santé mentale à tous les nouveaux arrivés que nous voyons. Des soins de santé sont aussi disponibles pour les personnes vulnérables parmi les communautés d'accueil.
- Du traitement des blessés et des malades à l'assistance aux personnes traumatisées. Entre janvier et octobre 2019, nous avons réalisé plus de 30 400 consultations générales, avec des évacuations médicales vers des structures adaptées pour les cas nécessitant un traitement secondaire immédiat. De plus, nos équipes de santé mentale ont réalisé 713 consultations dont les diagnostics comprenaient l'anxiété, la dépression et le trouble de stress post-traumatique. La détention arbitraire, la torture et le viol figuraient parmi les violations des droits humains que les individus en mouvement ont déclarés avoir subies avant d'être expulsées ou retournées vers le Niger. La confiscation des biens et la séparation des familles étaient d'autres sujets de préoccupation majeurs chez nos patients.
- Soins de santé maternelle et accouchements. Nous avons fourni des services prénatals à 2 317 femmes de janvier à octobre 2019, et nous avons aidé à donner naissance à 362 bébés.
Recherche et sauvetage dans le désert
Les gens continuent de tenter de traverser les dunes de sable du désert du Ténéré malgré les conditions météorologiques difficiles, les routes périlleuses et leurs moyens limités, ce qui les rend extrêmement vulnérables. Certains n'y arrivent pas. Des tas de pierres dans le sable marquent souvent le tombeau de ceux qui meurent, enterrés par les survivants.
- Personne ne devrait risquer sa vie dans le Ténéré. La criminalisation de la migration continue de pousser des centaines de personnes vers des routes dangereuses à travers les dunes du désert nigérien – et cela provoque un nombre incalculable de morts et de souffrances. Ces individus voyagent généralement dans des véhicules d'une capacité de 25 à 30 personnes, parfois aussi obligés de marcher sur de longues distances.
- Les adultes peuvent à peine survivre plus de trois jours sans eau, surtout sous une chaleur extrême; les enfants, encore moins. En conséquence, ceux qui sont bloqués peuvent rapidement mourir de déshydratation. En octobre 2013, un groupe de sauveteurs a trouvé les corps de 92 personnes près d'Arlit, principalement des femmes et des enfants. En 2019, de tels incidents malheureux continuent de se produire. Souvent dans le Ténéré, le long des routes à destination ou en provenance de la Libye, mais aussi à la frontière avec l'Algérie: en novembre, un malien expulsé qui n'a pas trouvé le bon chemin du point zéro à Assamaka est décédé à quelques kilomètres de là-bas. Les populations en mouvement ont généralement des réserves d'eau, mais elles peuvent être insuffisantes en cas de perte ou d’abandon.
- Pour éviter les décès évitables des individus abandonnés par les transporteurs ou dont le véhicule a eu un problème, MSF a récemment commencé à faciliter les activités de recherche et de sauvetage dans le désert par le Ministère de la Santé publique. Jusqu'à présent, le soutien de nos équipes a permis le sauvetage de plus de 40 personnes ainsi que l'assistance en urgence une trentaine d’autres. Environ la moitié étaient nigériens, et le reste, nigérians et tchadiens: hommes et femmes, victimes d'un accident de voiture ou d'un souci technique, certains extrêmement déshydratés à cause des températures élevées et du manque de points d'eau autour d'eux.
La migration, déshumanisée
La migration n'est pas un crime, mais elle est de plus en plus criminalisée dans le monde – et déshumanisée.
Les politiques conçues et mises en œuvre par les gouvernements européens et non européens n'empêchent pas les gens de rechercher la sécurité ou une vie meilleure; les murs et les clôtures ne le font pas non plus. Au contraire, tout ceci accroît les risques en matière de violations des droits de l'homme. Les cadres normatifs qui criminalisent la migration se traduisent par des efforts plus désespérés de la part de ceux qui en ont besoin, qui essaient souvent de traverser une mer agitée dans un canot surchargé ou bien un vaste désert avec des moyens précaires.
En outre, ces politiques conduisent à une augmentation de la détention arbitraire de personnes, y compris des mineurs, elles séparent les familles et laissent des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants sans ressources suffisantes pour continuer leurs parcours, avec un accès insuffisant aux services sociaux de base – y compris l'assistance médicale et le traitement des maladies telles que la tuberculose et le VIH – ainsi que des choix difficiles pour avoir une vie meilleure et plus sûre.
Il est donc primordial de commencer à réajuster ces politiques et de garantir une assistance humanitaire et une protection inconditionnelles aux personnes en mouvement, en veillant à ce que les structures locales dans les pays de transit comme le Niger puissent répondre aux besoins de tous: des groupes vulnérables parmi les communautés locales de ces régions, ainsi que des migrants, des réfugiés et des demandeurs d'asile.
*Le nom de la femme a été changé