En Libye, migrants et réfugiés sont détenus arbitrairement dans des centres non réglementés, où l'accès à des soins de santé n'est pas garanti. Une aide médicale est fournie par une poignée d'organisations humanitaires telles que MSF ou des agences de l'ONU encore présentes dans le pays, malgré la violence et l'insécurité généralisées.
Quand on travaille dans un système de détention délétère et abusif, le risque de nuire est toujours présent, ce qui pose des défis éthiques aux travailleurs humanitaires. MSF est confronté à plusieurs dilemmes liés à l'indépendance d'action, l'accès, l'acceptation et les limites de la réponse que nous pouvons apporter aux besoins des patients.
Premièrement, il est très difficile d'obtenir un accès illimité à des structures de type carcéral où l'offre de soins médicaux dépend du bon vouloir des autorités de détention. Dans une Libye fragmentée, le ministère de l'Intérieur exerce un contrôle plus grand sur certains centres de détention que d'autres. Milices et groupes armés sont de facto en charge des centres de détention situés dans les zones qu'ils contrôlent. Toute évolution des rapports de force se répercute sur la gestion des centres, qui peut changer brutalement d'un jour à l'autre. Ces changements interviennent dans un contexte où les limites entre autorités et réseaux de trafiquants sont floues, ce dont universitaires et observateurs font état depuis quelques temps.
MSF est contraint de négocier l’accès aux détenus de ces centres et doit soigner les patients en présence de gardes armés. Le personnel médical n'est pas toujours autorisé à trier librement les patients ni à décider en toute indépendance ceux qui doivent être examinés et soignés. Certains centres de détention dissimulent des détenus à MSF. Sans enregistrement formel ni tenue adéquate des registres, une fois les personnes placées dans un centre de détention, il est impossible de savoir ce qu'il advient d'elles. C’est pourquoi il est très difficile d’assurer un suivi étroit des patients. Du jour au lendemain, des gens peuvent être transférés d'un centre à l'autre ou déplacés vers des lieux inconnus. Certains patients disparaissent simplement, sans laisser de trace.
Cette réalité a un impact évident sur la qualité des soins médicaux que MSF peut offrir. Nos équipes s'inquiètent de la transmission de maladies infectieuses dans les centres de détention, surtout lorsque les tuberculeux arrêtent leur traitement. Car, si la tuberculose n’est pas traitée ou si son traitement est interrompu, elle peut se transmettre et devenir résistante aux médicaments, ce qui pose un risque grave pour la santé publique tant dans les centres de détention qu'au-dehors.
Deuxièmement, une fois l'accès obtenu, MSF peut être perçu comme faisant partie du système de détention. Par sa présence, MSF pourrait sembler donner un vernis de respectabilité et de légitimité à un système de détention arbitraire qui laisse les gens sans recours juridique et exposés à des abus et à l'exploitation. Pour éviter cela, MSF a publiquement demandé que cesse la détention arbitraire de réfugiés, demandeurs d'asile et migrants en Libye, et a dénoncé les politiques migratoires des gouvernements européens qui visent à fermer la côte libyenne et à confiner les gens dans un pays où ils subissent des niveaux alarmants de violence et d'exploitation.
Troisièmement, la pertinence et l'efficacité des interventions de MSF sont limitées lorsque c'est le contexte lui-même qui génère les problèmes auxquels les soignants tentent de remédier. Les détenus vus par MSF présentaient essentiellement des infections respiratoires, des diarrhées aqueuses aiguës, des dermatoses et des infections urinaires, soit des pathologies causées ou aggravées par le manque de soins médicaux cohérents ou adéquates, et par les conditions de vie dans ces centres de détention, qui ne sont ni humaines ni dignes.
Des interventions de grande ampleur contre les taux élevés de dermatoses et d'infestations par la gale, les poux et les puces n'offrent qu'un soulagement temporaire car les matelas et couchages dans les centres se ré-infestent rapidement. MSF peut adresser des patients à des hôpitaux privés à la condition imposée par les autorités qu'ils rentrent au centre de détention dès la fin du traitement. Les femmes enceintes envoyées à l'hôpital pour accoucher doivent être ramenées en centre de détention avec leur nouveau-né.
La détention arbitraire a un impact direct sur la santé mentale. Des gens sont détenus sans savoir quand ni si leur calvaire prendra fin. Ils sont angoissés et craignent pour leur avenir. Ils veulent à tout prix faire savoir à leurs proches qu'ils sont encore en vie mais ne peuvent le faire parce qu'ils n'ont pratiquement aucun contact avec le monde extérieur. Beaucoup de patients ont des pensées suicidaires, des insomnies, des symptômes de stress post-traumatique et souffrent d'attaques de panique, de dépression et d'anxiété. MSF voit régulièrement des patients atteints de symptômes psychiatriques exigeant une hospitalisation, et souvent causés ou exacerbés par la détention dans ces conditions.
Un grand nombre des réfugiés, migrants et demandeurs d'asile détenus ont déjà subi des niveaux alarmants de violence et d'exploitation en Libye, et durant leurs terribles périples depuis leur pays d'origine. Beaucoup ont été victimes de violence sexuelle, de trafics, de torture et de mauvais traitements. Les plus vulnérables sont les enfants (parfois non accompagnés), les femmes enceintes ou allaitantes, les personnes âgées ou souffrant de déficience mentale ou de pathologies graves. Malgré leur vulnérabilité et leur besoin de protection, les possibilités de les aider sont limitées et ils n'ont souvent aucun lieu sûr où se rendre.
En assurant des soins primaires, via des cliniques mobiles régulières, et en référant les patients vers des services vitaux, nos équipes s'emploient à améliorer l'accès aux soins et à soulager la souffrance. Non seulement MSF porte secours à des populations en détresse mais vise aussi à sensibiliser à la violence et à l'inhumanité de leur situation, face aux politiques migratoires européennes de plus en plus menaçantes et mises en œuvre pour réduire les flux migratoires et pousser les migrants hors de vue. Nous continuerons d’évaluer la situation et d’étudier si les bénéfices de nos opérations en Libye l’emportent sur les inconvénients, en restant transparents sur les compromis que nous devons faire et sur les limites imposées aux soins que nous pouvons fournir dans des conditions aussi difficiles et restrictives.